JOURNAUX
GRATUITS
Je prends le métro
le matin parce qu'il faut bien aller bosser. Bon. Je n'ai pas envie
de m'habiller. Je n'ai pas envie de sortir mes clés. Je n'ai
pas plus envie de sortir dehors, que d'attendre au feu ; de descendre
les marches du métro ; de sortir ma carte orange hors de
prix.
Les distributeurs de journaux gratuits ont
un succès fou. Leurs piles sont plus hautes qu'eux. Les parisiens
se les arrachent. Les journaux gratuits, à Paris, sont lus
par tout le monde. Parce qu'ils sont gratuits, d'abord. Parce que
les couleurs sont agréables aux yeux des travailleurs fatigués,
et moroses. Parce que ce qu'on y raconte est court, frappant, rassurant.
J'ai envie de balancer les distributeurs de journaux, qui ne m'ont
rien fait, du haut des marches. Le matin, lorsque je prends le métro
parce qu'il faut bien aller bosser, je suis un vieux parisien bourgeois,
et j'ai 70 ans. Je trouve qu'ils bloquent le passage. Qu'ils ralentissent
tout le monde. L'un me tend un Metro, l'autre un 20 minutes. Je
n'en veux pas !
Souvent, ils me regardent étonnés, parfois scandalisés.
Tout le monde les prend, sauf moi. Ça rassure peut-être
le bout d'anticonformisme racorni, qui me murmure que je ne suis
pas comme les autres. Admettons.
Dans le wagon, tout le monde lit le même article, au même
moment. Par dessus chaque épaule, le même titre vert
pomme, le même sujet, les mêmes mots et la même
info. Souvent, il s'agit d'un enfant violé. D'un vieillard
agressé. Je m'attends au chien écrasé. Toujours,
un drame de proximité, entre deux innovations technologiques
(le parisien vit avec son temps), après les cours de la bourse
en graphique arrondi (le parisien aime les chiffres).
Une semaine, à Paris, tout le monde parlait de cet enfant,
battu à mort parce qu'il n'avait pas dit bonjour à
son père. C'était ce détail, surtout, qui avait
plu. " Tu te rends compte ? Simplement parce qu'il ne lui avait
pas dit bonjour
" Cela, les parisiens l'ont lu le même
jour, au même moment, dans le même journal, puisqu'il
est gratuit.
Les yeux chiffonnés, je compte les stations, je vois les
gens tourner leur page au même moment, et je me demande. Je
préférais quand vous ne lisiez rien.
Francus (homme libre).
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